Faut-il cultiver son jardin ou chercher le sens de la vie ? Certains choisissent sans le moindre état d’âme de se consacrer corps et âme à la mise en valeur de leurs bégonias et tomates - ou de tout ce qui peut en tenir lieu dans une existence… Cela va de la planification des vacances à la construction d’une maison achetée à crédit, en passant par celle d’une Tour Eiffel en allumettes.
Pour ces gens-là, l’important c’est les détails. Faire la vaisselle, et tout ce qui s’ensuit, est l’essentiel. Et, aussi étonnant que cela puisse paraître quand on ne fonctionne pas comme eux, ils semblent heureux comme ça.
Et puis il y un autre type de personnalité. Pour ceux-là, l’essentiel est une démangeaison, une absence, un manque cruel, un vide douloureux qu’ils comblent comme ils peuvent : par des rêves, des lectures et des films, des projets grandioses et irréalistes, de l’alcool, des rires un peu grinçants, une quête de sexe ou d’impossible…
Ceux-là cherchent le sens de la vie, même s’ils ne savent pas où chercher ni comment chercher. Et lorsque les autres secouent la tête avec une compassion un peu condescendante devant le chaos qu’ils font de leur existence, ils n’ont rien à objecter, rien à répondre – un peu comme le vilain petit canard ne trouve rien à répondre à la poule et au chat. Je cite le passage du conte d’Andersen, car il est plein d’humour et d’enseignement :
Le caneton resta à l'essai, mais on s'aperçut très vite qu'il ne pondait aucun oeuf. Le chat était le maître de la maison et la poule la maîtresse. Ils disaient: «Nous et le monde», ils pensaient bien en être la moitié, du monde, et la meilleure. Le caneton était d'un autre avis, mais la poule ne supportait pas la contradiction.
--Sais-tu pondre? demandait-elle.
--Non.
--Alors, tais-toi.
Et le chat disait:
--Sais-tu faire le gros dos, ronronner?
--Non.
--Alors, n'émets pas des opinions absurdes quand les gens raisonnables parlent. Le caneton, dans son coin, était de mauvaise humeur ; il avait une telle nostalgie d'air frais, de soleil, une telle envie de glisser sur l'eau. Il ne put s'empêcher d'en parler à la poule.
--Qu'est-ce qui te prend, répondit-elle. Tu n'as rien à faire, alors tu te montes la tête. Tu n'as qu'à pondre ou à ronronner, et cela te passera.
--C'est si délicieux de glisser sur l'eau, dit le caneton, si exquis quand elle vous passe par-dessus la tête et de plonger jusqu'au fond!
--En voilà un plaisir, dit la poule. Tu es complètement fou. Demande au chat, qui est l'être le plus intelligent que je connaisse, s'il aime glisser sur l'eau ou plonger la tête dedans. Je ne parle même pas de moi. Demande à notre hôtesse, la vieille paysanne. Il n'y a pas plus intelligent. Crois-tu qu'elle a envie de nager et d'avoir de l'eau par-dessus la tête?
--Vous ne me comprenez pas, soupirait le caneton.
--Alors, si nous ne te comprenons pas, qui est-ce qui te comprendra! Tu ne vas tout de même pas croire que tu es plus malin que le chat ou la femme... ou moi-même! Remercie plutôt le ciel de ce qu'on a fait pour toi. N'es-tu pas là dans une chambre bien chaude avec des gens capables de t'apprendre quelque chose ? Mais tu n'es qu'un vaurien, et il n'y a aucun plaisir à te fréquenter. Remarque que je te veux du bien et si je te dis des choses désagréables, c'est que je suis ton amie. Essaie un peu de pondre ou de ronronner!
--Je crois que je vais me sauver dans le vaste monde, avoua le caneton.
Tu es complètement fou…
Ce que tu dis est absurde…
Tu n’as qu’à pondre ou ronronner (ou faire du sport, faire le régime, avaler un cachet, te prendre en main, etc.) et ça te passera…
Refrain connu, que les personnes pour qui l’essentiel n’est pas de faire la vaisselle ont entendu souvent. Mais à la différence du vilain petit canard, qui lui connaît ce dont il a la nostalgie, ceux qui souffrent de ne pas connaître le sens de leur vie ignorent ce qui leur manque. Ils ont bien une nostalgie, mais une nostalgie indistincte, vague : souvenir effacé par l’amnésie d’un absolu océanique, pur et frais – d’un renouvellement, d’une origine perdue – d’un quelque chose d’infiniment plus grand que les assiettes à laver, d’infiniment plus fort que tous les égoïsmes et volontés des hommes.
Et c’est précisément cette ignorance qui fait leur faiblesse face à toutes les « poule » et tous les « chats » du monde, qui eux réussissent fort bien dans leurs spécialités. Les animaux domestiques ne souffrent pas de leur ignorance : le sens de la vie ne les intéresse pas, tout simplement. Ils n’ont pas le temps, ils ont des choses plus importantes à faire (pondre, ronronner), des problèmes plus fondamentaux à résoudre : à quelle heure la fermière apportera le grain ?… Y aura-t-il du lait à laper ce soir ?… A quand les prochains poussins ?…
Les vilains petits canards du monde humain ont la nostalgie d’un quelque chose qu’ils ignorent, d’un quelque chose qui leur manque, et dont l’absence creuse le centre de leur âme, la laissant vide et désolée comme une maison en ruine. Ce gouffre intérieur qui les fascine et où il tombe parfois, les laisse complètement démuni devant la vaisselle à faire. Ils savent, ou du moins ils sentent, qu’il y a bien plus important que les mille et une corvées de la vie quotidienne – même s’ils ne savent pas dire ce que c’est précisément.
Ils sont très motivés pour chercher le sens de leur vie – mais ils ne savent pas où chercher et personne ne leur montre le chemin.
Alors… chercher le sens de la vie ou faire la vaisselle ?
Chercher le sens de la vie et faire la vaisselle, car même lorsque tous les nœuds seront dénoués et toutes les questions, résolues, il y aura encore une vaisselle à faire.
27 juillet 2006
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3 commentaires:
Bonjour
J’ai pas pu m’empêcher de commenter votre article, je me retrouve vraiment dans la situation de ce vilain canard j’ai toujours le sentiment de perdre mon temps quand je m’occupe des détails quotidien (tâche pénible) mais la vie nous force de continuer dans ce chemin. Des fois je suis tellement jaloux de ces poules au moins elles sont heureuse après avoir laver le vaisselle ….
Bonjour Lucia
J'ai ouvert un blog ( un sens à la vie?) il y a quelques mois,et qu'elle n'a pas été ma surprise de tomber sur le tien qui porte presque le même titre! De plus, j'ai lu quelques publications qui vont dans le même sens que les miennes!J'aimerai prendre contact avec toi,car j'ai vu que tu n'écrivais plus dans ce blog.
Amitiés
Bonjour Sarah,
mon adresse mail est lucia-canovi@hotmail.fr
Au plaisir de vous lire !
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